Camille Paulhan
Cet obscur objet du désir
Ce texte est l’occasion d’avouer une jalousie profonde : en tant que critique d’art, échappant aux catégories de « l’écrivaine » et de « l’artiste plasticienne », les résidences demeurent pour moi un objet – obscur – de désir. L’idée d’entrer en résidence, comme on entrerait au couvent pour une retraite, brève ou longue, revêt à mes yeux un caractère mystérieux : comment prendre ses marques dans les lieux ? Comment occuper son temps ? Lire, contempler, se balader, regarder le plafond, se mettre au travail, ouvrir les fenêtres ou s’échapper le plus vite possible ? J’aime les récits de résidences, surtout quand deux artistes sont passés par les mêmes lieux : pour l’un, ce sera un souvenir épouvantable d’un atelier exigu et d’un isolement étouffant, quand l’autre gardera la mémoire d’un espace de travail chaleureux et propice à la concentration la plus parfaite.
Il me serait bien difficile d’espérer faire un comparatif type tripadvisor de Coop, avec étoiles et commentaires lapidaires, tant son mode de fonctionnement la rend singulière par rapport au système des autres résidences, pour lesquelles un lieu est prédéfini. Le fait de ne pas avoir d’espace fixe mais de rechercher un site idéal au sein du territoire basque pour chaque artiste invité me semble être une originalité rare dans le paysage des résidences. Bientôt, Coop prendra pourtant place dans une demeure, la maison Joangi (le passage, en basque), située à Uhart-Cize, un village de Basse-Navarre. Mais ce sera là le lieu de réflexion, de production, pas là où justement, se passent les choses.
Que se passe-t-il au juste dans ce territoire, que Coop investit ?
Eh bien, me concernant, cela a commencé par des mises en garde, des conseils de lecture, des on-dit, des recommandations plus ou moins bienveillantes. Pour moi qui n’avais aucune représentation liée au pays basque – avais-je vécu au fond d’une grotte jusque là ? – tout a commencé par l’acquisition du Guide noir des Pyrénées mystérieuses, un classique du tourisme décalé, édité au début des années 1970.
Enfin j’allais savoir, j’allais saisir tous les sous-entendus et les regards en coin que l’on me lançait quand je disais que je travaillerais au pays basque. Jusqu’à cette phrase, glanée au gré de l’ouvrage d’un certain René Collignon, docteur de son état, dans son enquête anthropologique sur les Basques, parue en 1895 : « Tout est anormal chez eux, au regard des autres populations de l’Europe occidentale ». Une telle déclaration m’avait quelque peu heurtée – et aussi inquiétée, dois-je le préciser. Mais je veux croire que ledit Collignon utilisait ce terme comme une marque de respect : tout en effet ici est inhabituel, surprenant, tout se détache de la convention, de la conformité. Alors c’est cette anormalité-là qui, me semble-t-il, est au cœur du projet de Coop. Ce qui normalement ne fait pas archive, ce qui se transmet préférablement par la parole, la musique ou les danses.
Depuis 2014, lorsque cette résidence a été créée, à aujourd’hui, ce sont de larges pans de ce qu’on nomme de façon plus formelle le patrimoine culturel immatériel basque qui ont été investis par les artistes invités. Que l’on ne se méprenne pas : il n’est nullement question ici d’un quelconque retour fantasmé à des origines justement bien incertaines ou de la valorisation d’un folklore bon ton. C’est plutôt l’étrangeté de certaines persistances, la mémoire des lieux et des matériaux qui modèlent le projet de Coop. Bien sûr, ce sont les paysages qui marquent : c’est l’orage qui a fasciné Camille Lapouge, au point de vouloir peaufiner un piège à foudre dans les montagnes de la Soule. Charlotte Charbonnel s’est penchée sur l’iridium, un métal rare que l’on trouve au cœur des météorites, ou sur les falaises et dans les argiles noires de certaines plages basques. Mais ce sont également les topographies spécifiques : un village abandonné de Navarre, Egulbati, a servi de décor à une cérémonie nocturne hallucinée orchestrée par Rachel Labastie et Nicolas Delprat. Enfin, ce sont les récits liés à celles et ceux qui habitent le territoire qui ont pu être des points de départ pour d’autres créateurs : les pastorales basques, photographiées en silhouettes sombres par Charles Fréger, n’ont plus rien de délicieusement champêtre. Ilazki de Portuondo s’est mise en quête d’Inessa de Gaxen, une sorcière innocentée au XVII e siècle et disparue à bord d’une barque sur la Bidassoa, en remontant le fleuve en canoë. Quant aux sorginak, qui hantent les projets de Maia Villot, Béranger Laymond et Bernard Hausséguy, elles sont devenues les héroïnes ambiguës d’un nouveau récit syncrétique.
Les artistes invités par Coop partagent ceci en commun : tous cherchent à incarner dans leurs œuvres ce que, faute de mieux, on pourrait nommer énergie – de l’orage, du feu, des métaux, du souvenir, de la danse, de la puissance magique… J’aime à croire que les artistes d’aujourd’hui se comportent comme les sorcières d’autrefois : dans sa Petite histoire de la sorcellerie au pays basque, Josane Charpentier explique que les vols de sorcières dans les airs, qui ont tant inquiété, peuvent s’expliquer avec pragmatisme. Le sorcières ne voltigeaient pas vraiment dans les airs, elles rêvaient qu’elles volaient, rêves provoqués par des plantes comme la jusquiame ou la mandragore. Je ne sais, moi, si l’on peut trouver de l’iridium à Bidart, s’il est possible de dialoguer avec les nuages, si les sorts lancés atteignent leurs victimes, si les fleuves ont la mémoire de leur eau.
Tout ce que je peux dire, c’est qu’ici, on rêve encore.